YU MAN (Le Lecteur du parc, 1ère partie)




1 - Le Lecteur du parc 

Le Lecteur du parc. Structure en matériaux divers. Travail en cours.

Depuis quelques jours, un lecteur assidu demeure assis dans mon atelier. Il y a un mois encore, il n'était qu'une vieille chaise démolie, un guéridon retourné et quelques fils de fer entortillés. Une vague idée, un projet mûri depuis longtemps mais que je n'osais pas.
Que lit-il ? De quels mots ses habits seront-ils cousus ? Quelles seront ses couleurs ? Sera-t-il surfilé d'étoiles et de soleils ? Saura-t-il, par dessus-tout, se vêtir de saisons ?
Je ne sais pas. Je sais très peu de lui.
J'avance pas à pas.

Je sais pourtant qu'il aime déjà les gens et qu'il croit dans les livres plus qu'en n'importe quel dieu.
Je sais qu'il se construit avec des bouts de rien et des textes de partout et que très rapidement, herbes et plantes l'envahiront ; comme elles font avec les maisons abandonnées pour qu'elles restent vivantes.

Je sais aussi qu'il aimera lire ses pages en se laissant distraire par les cris des enfants qui jouent et qui grandissent. Je sais qu'il s'installera quelques temps pour cela, dans un square du quartier…
Alors pour le moment, je l'appelle timidement "le Lecteur du parc" et je tente de l'apprivoiser comme l'on fait avec un renard.




2 - Impatience printanière




Le Lecteur assis regardait sans comprendre ses mains désespérément vides. Il était livide et manifestement d'humeur fâcheuse.


- Ca va ? T'es tout pâle ?

- J'ai froid ! J'étais censé naître "en même temps que le soleil"*, je te rappelle. Au lieu de ça, trombes d'eau et torrents de boue : tu parles d'un printemps ! Sérieux, ça caille dans ta mansarde !
- Je sais. Je suis désolée. Mais au moins, tu étais au sec là-haut. Et puis regarde : le soleil de ces derniers jours a quand même bien réchauffé tes os: tu t'affermis partout. T'as vu : là, et puis là.

Arborant un grand sourire, j'appuyais fermement mon index sur son torse et son genou, comme pour nous rassurer tous les deux sur l'intégrité de son corps. Ca tenait bien, mais cela ne suffisait pas à mon lecteur qui demeurait taciturne.


- N'empêche, j'ai froid ! C'est bien simple, si je n'entendais pas le chant du merle tous les matins avant 5 heures, je jurerais que je vieillis en cave !


Il m'agaçait avec ses jérémiades ! J'étais moi-même tendue par les temps de séchage qui s'allongeaient et me mettaient en retard. Ses lamentations ajoutaient au déluge de complications qui s'abattait depuis quelques jours. Mon sang ne fit qu'un tour et je réagis vertement à ce que je prenais pour un caprice malvenu.


- Mais c'est pas vrai ?! T'es pire qu'une rose, toi ! Même pas fichu d'avoir la patience des fleurs. Tu crois quoi ? T'es même pas fini. T'as même pas la peau sur les os, tout juste quelques tissus pour te donner du corps. Et tu voudrais déjà, toi, avoir le confort d'un édredon ? Non mais oh ! Je veux bien accélérer le tempo mais je ne peux pas aller plus vite que la musique ! C'est pas possible ça !? J'aime autant te prévenir, va falloir apprendre la patience : je te rappelle que ton destin est le même que celui des arbres et que les arbres ne font que ça, mois après mois, attendre !


J'étais furieuse et le fusillais du regard en attendant sa réponse. 

Mais le lecteur ne cilla pas et sa tête penchée sur ses mains en manque de livre me désarma. Il était là, fragile et suspendu sur ses mains qui s'étaient figées sur un livre absent. Il s'ennuyait et je mesurais son désespoir face à l'annonce de cette attente.

Je baissais les yeux, regrettant ma colère. 

- Tu sais, en juin, c'est exceptionnel toute cette pluie. Je n'avais pas prévu que ce serait si long ! D'ailleurs, Paris est très étrange avec l'eau qui affleure. Regarde.
Je lui montrais quelques photos de Paris inondé et il était curieux, repêché de son ennui. Quand il a vu les réverbères, je crois même qu'il a souri, comme s'il venait d'inviter un souvenir rien qu'à lui. 








Alors en posant mon bras sur ses épaules inachevées, j'ai voulu, une fois encore, essayer de le rassurer :

- Regarde : j'ai récolté pour toi du jus de pivoines noires. On dit qu'il donne bonne mine.




Et puis — t'as vu ? —  Le livre que tu veux commence à prendre forme…





Mon lecteur s'apaisa en regardant son livre.

Je le laissais là, en plein soleil pour qu'il se chauffe encore. Par le velux ouvert, les rayons traçaient un chemin de lumière poussiéreuse jusqu'à son cœur de pétales.
Moi pour l'heure, dans la mansarde voisine, je lui cherchais des amis.







 3 - Alchimie



Le Lecteur du parc - chapitre 3. Dessin sur Ipad®


« Laisse parler tes doigts intérieurs », disait l’immense Egon Schiele qui peignait des mains gigantesques torturées comme des âmes.
Qui es-tu petit bonhomme ? J’ai rêvé de toi comme d’un Petit Prince mais tu ne peux pas être lui puisqu’il a déjà été et que ma mission inutile à moi, c’est justement d’inventer du neuf.  
Alors, qui es-tu dans ton silence tout blanc ?

Le Lecteur du parc - en cours

Le lecteur s'agaçait de mes atermoiements et déclara, péremptoire :

- Commence par me donner un nom !

- Si tu crois que c’est facile…

- Cherche.
Je veux qu’il soit international !

- Ah oui ? Et pourquoi ?

- D’abord, c’est la classe ! Et puis, c’est comme ça : dans un monde globalisé, je revendique d’être un citoyen du monde.

- Non mais c’est pas possible ! Déjà que tout le monde pense que je débloque à discuter avec toi… 
Citoyen du monde… Et puis quoi encore ?!

- Je suis sérieux. Essaie.

- Mais je suis nulle en langues, en plus !

- Oh eh ! c’est toi qui m’as présenté, avant ma naissance, comme quoi je serai le témoin du multiculturalisme, un truc sur la mémoire, le vivre ensemble et je ne sais quoi encore… Maintenant, assume !


- Je pourrais t’appeler Man. Je veux dire : tu vas être habillé de mots, de textes articulés ; c’est un peu notre spécialité à nous, les hommes…

- Va pour Man. Mais bon, tu vas pas m’appeler « Eh man ! »… C’est quand même super impersonnel. 
Disons que Man, c’est mon nom de famille. Genre, Man : famille des homininés, génération Sapiens, etc. Mais ça ne fait quand même pas de moi quelqu’un de bien particulier.

- OK. J’ai compris : tu veux un prénom…


- Bon allez, je t’appellerai You. You, parce que c’est toi… et puis, parce que c’est simple.

- Pourquoi pas Sam, pendant que t’y es ? ou Tom ? 
Non. Je veux un prénom qui ne soit pas européen ou anglo-saxon… un patronyme qui vienne de partout. Tu vois, un truc styleeeeeeeuh, je sais pas moi…

- Yu ? Y – U ?

- Yu, façon à la chinoise ?

- Ben oui, Yu Man… Ca sonne pas mal ?

- Graaaaaaave !



Yu Man était ravi et son enthousiasme était un bain de jouvance. 

Alors, j’ai commencé à lui apprendre tout ce que je savais. Je lui ai donné les premiers secrets de ma langue pour lui construire doucement une identité. Il y avait là des fourmis de dix-huit mètres, des amis que vent emporte, une souris verte, des araignées qui tricotaient des bottes et même des jours où c’était la nuit…

Le Lecteur du parc (détail) - en cours

Ensuite, c’est devenu plus sérieux. Mais sincèrement, c’était plus que réjouissant de commencer par ces petits jeux qui font la langue délicieuse pour les enfants gourmands. Avec cette mise en bouche, j’espérais que Yu Man goûterait toutes les langues et tous les idiomes, qu’il aimerait leur musique et leur sens. C’était le moins que je pouvais faire en matière d’éducation : préparer la mixture pour que s’opère peut-être, l’ « Alchimie du verbe ».

Le Lecteur du parc - en cours








4 - Beau gosse !




Le Lecteur du parc - travail en cours - détail

Il y a quelques jours, j’ai présenté Yu à l'une de mes filles. J’attendais son avis, un brin inquiète…

Ce fut simple, carré, direct. Un petit sourire, un claquement de joue, une légère tape sur l’épaule de Yu (tu peux y aller, il n’est pas innervé) et ce fut dit: 

- Beau gosse ! 

Je jubilais. Yu garda les yeux baissés comme pour cacher un léger halo qui, croyait-il, empourprait ses joues, pas mécontent non plus.

Le Lecteur du parc - travail en cours 


- Faut dire, t’as fière allure avec ton costume de mots et de fleurs. La mousse pour épaulette, roses et pivoines pour ton cœur de pétales, et ce lierre qui te dessine cape et traîne. C’est vrai que t’es plutôt beau gosse, finalement.

Le Lecteur du parc - travail en cours - détail


Le Lecteur du parc - travail en cours - détail


- Elles viennent d’où ces fleurs ? Parce que, tu sais, j’ai bien connu une rose*… et je préférerais ne pas avoir sa peau sur le dos !

- Ah ! Ah ! Mais non, ne t’inquiètes pas.Ta rose est à l’abri derrière son paravent.
Celles-ci viennent du marché Oberkampf. Je les ai faites sécher il y a longtemps, pour m’en servir au besoin. Les pivoines rouges sont plus récentes, je les ai gardées pour toi. Je te veux parfait pour ta sortie dans le monde.

- Ma sortie dans le monde ?

- Oui. Ton premier bal. Tu sais ? La rencontre avec tes congénères, la socialisation et tout le toutim…

- N’importe quoi ! De toute façon, tu peux y aller : je bougerai pas de ma chaise !

- Ca c’est sûr ! t’as raison. C’est pas possible. Mais ta chaise, elle, elle va bouger. Et comme toi, tu ne peux pas faire autre chose que de rester sur ta chaise… Ya pas moyen, faudra que tu bouges avec.

- Ah !…

- Attends, t’énerves pas ! Je t’ai concocté un séjour aux petits oignons. Un truc trois étoiles : jardin semi-clos, grands arbres, lierre à profusion. A deux pas d’ici. Des jeux et des centaines de gosses qui grimpent aux toboggans, des minots qui tapent dans le ballon — des oiseaux au petit matin pour te remettre de l’agitation ambiante — des coureurs, des travailleurs pressés qui traversent le square pour aller prendre le bus… Paris, mon gars, la vraie vie : des gens !

- Ah ?…

- Bon OK. Laisse tomber. De toutes les façons, tu n’as pas le choix. Tu es inscrit à la 8e Biennale du Génie des Jardins, avec quelques dizaines d’autres créations et performances. On t’attend Square Gardette du 24 septembre au 2 octobre prochain. Voilà, c’est plié. Je nous ai engagés. Pas question de se dédire !

- Ah ?!
Et je vais faire quoi là-bas, pendant plus d’une semaine ? … A part dormir à la belle étoile, je veux dire. Parce que franchement, ce n’est pas un truc pour lequel on se bat, dans ta ville !

- Et bien… tu vas lire et s’il fait beau, on viendra te raconter des histoires et puis, tu regarderas pousser les fleurs … T’adore ça !

Pas vraiment séduit, Yu se fit pensif.

- En même temps, ça me changera de ta mansarde. D’ailleurs, je voulais te dire… ce serait bien que tu ranges un peu… parce que là, on s’y perd. Je t’aiderais bien, mais tu vois, c’est pas possible. A cause de ma chaise…
Et sinon, square Gardette, Ca ressemble à quoi ?

- Regarde, j'avais pris ces photos quand je cherchais un lieu pour te poser. C'était en mars, je crois, les fleurs étaient à peine sorties et le square presque vide. Mais regarde, c'est pas le paradis quand on aime les arbres et le lierre sauvageon ?








- Toi, tu t'installeras là, dans le lierre, avec les arbres pour te veiller et tu feras pousser des fleurs-mots à-cueillir. Comme ça :

Le Lecteur du parc - avant-projet



Je crois que ce programme intrigua mon Lecteur. Il comprenait qu'il fallait qu'il raconte à son tour, que c'était sa place à lui. Cette perspective de partager des histoires donnait du sens à son existence et c'est cela qui lui manquait : de la sève!

Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupery




5 - "Et que j'aille à la mer !"



J’avais un peu abandonné Yu Man.

J’étais préoccupée par quelque échéance médicale et mes muses n’aiment pas les interférences. C’est à peine si j’avais pu rendre un court hommage aux 200 victimes de l’attentat le plus meurtrier de l’année, sis à Bagdad, et dont on avait trop peu parlé.

Et puis j’étais partie prendre l’air et le large, humer l’iode atlantique et me faire dorloter par ma famille, au milieu de ceux avec lesquels l’enfant que j’étais n’est jamais tout à fait loin.

A mon retour, mes angoisses étaient effacées mais quand je retrouvais Yu, il était triste. D’une tristesse abyssale.



- Tu m’as laissé là, seul avec tes coups de cafard et tes angoisses et moi je prends tout, comme une éponge. Ca fait un mal de chien, tu sais !
Tu aurais dû m’emmener : moi aussi je voulais fuir et voir fleurir ! T’as vu, j’ai pleuré tout un lac !

Je caressais l’épaule de Yu, désolée.
- Je ne pouvais pas, tu sais bien… Tu me vois prendre le métro, puis le train, en traînant ma valise à roulettes et un lecteur assis sur une chaise posée sur mon dos ? Déjà que j’ai bien failli rater le train !
En revanche, j’ai parlé de toi à tout le monde là-bas. D’ailleurs, on te connaissait déjà un peu et on t’envoie le bonjour. Tiens, je t’ai rapporté quelques photos : je suis allée les chercher en montant au parc Mauresque. Ben oui, les parcs c’est ton truc et puis — sait-on jamais — si tu prends goût aux séjours en plein air, on pourra peut-être essayer de te trouver une villégiature à Arcachon. Regarde, c’est sympa non ?




















Yu n’avait encore jamais vu la mer. D’elle il ne connaissait que les tumultes et les pétoles d’un bateau ivre, les déluges ovidiens et les bateaux qui ont des jambes. Il croyait que je la lui montrerais cette mer dont il rêvait. Même si, cette fois encore, les réverbères avaient allumé son regard, ma sélection, je le voyais bien, le décevait.
Alors, j’allais chercher des clichés plus anciens que j’avais pris dans un hiver glacial. Je les lui exposais un à un et Yu Man retrouva le sourire :
- C’est comme dans les livres, dit-il, « infusé d’astres ! ». 







 6 - Peines perdues


14 juillet 2016 – midi

- Mais qu’est-ce qui t’prend ? Ca va pas ? Mais… Il n’en est pas question ! Tu peux me couvrir de fleurs, de tout ce que tu veux : même pas en rêve j’accepterais un truc pareil ! Non mais… t’es ouf ou quoi ? Un voile des pieds à la tête ?! Et puis quoi encore ?! Tu vas m’enlever ça tout de suite ! En plus, on n'y voit rien là-dessous, pas moyen de lire ! Nan mais tu m’as vu ? On dirait qu’t’as honte ! T’as peur de quoi ? Qu’on m’enlève ? 

- Eh ho ! Tu te calmes tout de suite et tu me laisses parler ! Il n’est pas question que je te mette un truc sur la tête pour cacher ta beauté. Pas question non plus que je t’empêche de lire, ni de voir tout ce qui se passe autour et encore moins que je te prive du contact avec les autres. Rassure-toi. Mais je dois mettre un peu de brou de noix sur ta chaise qui est très abîmée et je ne voudrais pas de tâcher. C’est juste un tablier un peu trop grand. Rien de définitif, je te rassure. C’est bon ? Tu peux patienter quelques minutes ?
C’est parti. Ca va aller vite…
Là ! Tu vois ? ça ne fait pas mal.

(…)



- C’est fini. Et hop ! Regarde comme ta chaise a fière allure… il ne lui manque qu’un peu de vernis et elle aura presque retrouvé sa jeunesse…
Et puis c’est décidé, je passe la journée avec toi : l’Armée défile sur les Champs-Elysées et ce n’est pas trop mon truc à moi, les gens qui marchent au pas.

- Cool ! On fait quoi ?

- Ben toi, tu lis, comme toujours. Tiens, t’as qu’à lire à voix haute. Ca fait longtemps qu’on ne m’a pas raconté des histoires dans le texte. 

- Mais toi, tu vas faire quoi ?

 - Moi ? Et bien, je vais m’occuper de toi, te distraire. Tiens, je vais peindre des feuilles pour ton arbre et puis, si j’ai le temps, je fabriquerai un cœur pour ta fleur. Je le ferai passe-murailles : c’est important pour les cœurs, de passer les barrières !

Alors je découpais, je peignais, je testais… je ratais, je tentais à nouveau… et je faisais naître des feuilles, des fleurs… et un cœur passe murailles pour la fleur de Yu Man, celle qui fermera son livre.




La nuit suivante, je pensais beaucoup à Yu Man, à tout ce que je devais faire encore pour aboutir ce projet et à tous les textes qu’il me restait à lui donner pour qu’il les offre aux enfants. Je me disais que c’était important de jouer avec les mots, que les mots sont l’alternative à la violence, la clé du vivre ensemble.

Et voilà qu’au matin — ce matin ! — j’apprenais que plus de 80 personnes étaient mortes à Nice, dans la nuit : un camion fou, un attentat au milieu des familles,juste après le feu d’artifice : « Oh ! Yu Man, je crains que nos peines soient perdues. Je t’ai fait naître dans un monde auquel je ne comprends rien. »




7 - Les couleurs de la maturité 


L’été – enfin ! — était arrivé. Brutal. Implacable.
Je pris une douche glacée et vint m’asseoir dans le courant d'air, aux côtés de Yu Man. Accablée de chaleur, je lisais en économisant chacun de mes mouvements.



J’avais remarqué que les couleurs des pétales du cœur de Yu commençaient à passer, assombries peut-être par les jours de terreur que nous venions de traverser. Il s’accrochait à son livre comme si sa vie en dépendait. Je mesurais que je faisais de même avec le mien. Yu brisa le silence.

- Qu’est-ce que tu lis ?

C’est troublant. Tiens, regarde cette phrase. C’est exactement le point auquel nous sommes arrivés ; là que tu en es, toi, Yu Man. Ecoute :
« Je découvrais l’infaillible précision des expériences en littérature. Je m’étonnais de la puissance définitive d’une phrase. Lire élargissait le champ de mes sens, m’apprenait à sauver les détails du pilon. Puis l’Ecriture sainte a rabaissé la vanité des livres, en les plaçant à la hauteur du sol, entre les balais et les chaussures. »

- Je ne comprends pas.

- Je ne suis pas tellement sûre non plus mais c’est vrai que les livres sacrés les ont tous surpassés, les livres : tous les best-sellers, toutes les sagas, toutes les Recherches. Pas un n’a et n’aura leur postérité. Pas un n’a et n’aura tant de fans, partout, tout le temps. Pas un n’aura autant fait école !

- Pour ce qu’on en fait…

- Tu sais bien que les livres n’y sont pour rien. Ils élargissent c’est tout ! Ils multiplient les points de vue et les éclairages, la seule vérité qui vaille est dans leur diversité. Tout seul, aucun livre ne dit vrai. Tous ensemble, ils sont l’humanité.
Nietzsche n’est quand même pas responsable de la folie d’Hitler ! Et ce n’est pas sa faute non plus si des milliers de consciences écœurées ont cru l’Adolf qui disait que le Surhomme c’était ce fantasme d’Aryen, et qu’il fallait zigouiller tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Pas plus que l’ange Gabriel-Djibril — appelez-le comme vous voudrez — n’est responsable des dingues en légion qui, au nom du texte insufflé par sézigue, font le ménage à coup de massacre, parmi les supposés hérétiques et musulmans classés en seconde zone. Ce que je veux dire, c’est que si ces bouquins ont eu ce succès-là, c’est quand même qu’ils doivent avoir un truc phénoménal, un message sinon universel, en tous cas bougrement partagé. Parce que tout y est, en fait : l’hypertrophie de nos ego noyée dans le déluge (la planète détruite !), la vanité démiurgique des mots rendus inaudibles dans l’anathème de Babel, les jalousies, les fratricides et les infanticide ; mais on y trouve aussi de l’amour — TOUS les amours ! — ; et encore de la solidarité, de l’aventure, du pardon, du châtiment… et l’horreur absolue, la guerre, le nihilisme total… Mieux : comme tout ce qui est bien, ça finit bien ! paix universelle, paradis, un océan de bonheur ! Ce sont quand même des livres incroyables, non ?! Forcément un énorme succès d'édition.

- Sauf que plus personne les lit ces livres sacrés. Ce sont des pavés avec des généalogies interminables. Pas vraiment dans le style moins de 140 caractères, si tu vois ce que je veux dire. Au mieux, on les raconte en BD ou en assemblée pieuse, au pire on en cause dans des conversations pas vraiment under control sur internet… Bref, beaux livres peut-être, mais de ceux dont on parle beaucoup pour en dire n’importe quoi et qu’on lit très peu.
Mais bon, depuis quand c’est ton problème, Dieu ?

- Ca a toujours été un problème Dieu. Cette question-là. C’est vrai que je n’arrive pas à croire à cette idée de volonté divine qui prévaudrait à je ne sais quel destin particulier des Hommes. Mais quelque chose, dans ces textes, a soudé des communautés humaines pour des siècles, pour le pire mais aussi pour le meilleur et ça, ce n’est pas rien.
Et puis, tu vois, Yu Man, cela fait si longtemps que je m’inscris dans une cause humaniste que je me demande si je n’ai pas oublié de la questionner, cette cause. Je veux dire : croire en Dieu me paraît assez fantaisiste mais ces temps-ci, croire en l’Homme ne me paraît guère plus sérieux. Voire, je me demande si ce n’est pas vanité…
« Deus sive Natura »… Et je sais que je ne sais rien.

- Ben non. Pas rien ! Pas grand chose, mais pas rien. Je suis quoi moi ? Tu m’as collé des mots partout, tu m’as chanté des comptines, récité des poèmes, tu as planté du lierre, découpé des feuilles… et tout ceci serait le fruit de rien ? T’es juste humaine. T’es Yu Man, toi aussi. Pas grand chose, un grain de sable, mais moi, j’aime les histoires et j’aime les livres et rien que pour ça, je veux continuer à y croire à ces satanés bonshommes ! A cause des livres, justement : parce que si c’est pas grand chose, moi je crois que des créatures capables de produire ces pages, capables de chercher du beau et du sens en fabricant du langage, je crois moi, que ces créatures-là ont un potentiel qu’elles n’ont pas le droit de gâcher… t’as vraiment rien compris à l'extraordinaire mouvement de création, à ce délicat et flamboyant jeu des équilibres. T'as rien compris à Spinoza, toi ! 
Allez, fais ce que tu as à faire : raconte des histoires !

- Tu veux dire… On arrête de parler de nous ? On passe à autre chose et on prend du recul ?


- Ben oui. Que veux-tu dire de plus ? Les feuilles de mon arbre ont la couleur de la maturité, mes fruits tintinnabulent. Tu as passé sur mon corps les onguents qui me protègeront des UV et des intempéries. Je suis prêt voilà tout. Il ne me reste qu’à terminer l’été en séchant tranquillement pendant que tu partiras pour ton jardin à toi, pour ton petit bout d’Eden dans un coin de montagne.

Yu avait raison. Il était presque prêt et je pouvais déjà l'imaginer là-bas, square Gardette, sous la frondaison des arbres, les pieds caressant son tapis de lierre.


- Tu ne crains pas de t’ennuyer en attendant mon retour ?

- Pas tellement, en fait. Et puis, tu m’enverras les histoires que tu mets dans mes fleurs. Quand tu rentreras, nous les préparerons pour les enfants du square. Tu sais, maintenant, j’ai hâte d'agir un peu, moi aussi. Je veux voir les enfants cueillir mes fleurs et y puiser des mots. Je veux entendre leurs histoires racontées par des voix. Je veux qu'ils m’inventent de nouveaux contes avec leurs mondes à eux. Et je veux m'installer sous les arbres du square ! En attendant, toi, il faut que tu sèmes !



Alors, je pris une gratounnette à récurer et un piquet de tente, je les solidarisais, les peignais à l’arrache et préparais le message de la première fleur, le conseil avisé de mon Lecteur du parc : « Tout homme persécute s’il ne peut convertir, à quoi remédie la culture qui rend la diversité adorable. » (Alain). Je le glissais dans ma fleur et ces mots devinrent pistil.

J'étais prête moi aussi, prête à retourner dans la diversité des livres en commençant par l’enfance. Dans la deuxième fleur, je laissais à Yu un poème pour jouer.



Les Hiboux (Robert Desnos)


Ce sont les mères des hiboux
Qui désiraient chercher les poux
De leurs enfants, leurs petits choux,
En les tenant sur les genoux.

Leurs yeux d’or valent des bijoux,
Leur bec est dur comme cailloux,
Ils sont doux comme des joujoux,
Mais aux hiboux, point de genoux !

Votre histoire se passait où ?
Chez les Zoulous, les Andalous ?
Ou dans la cabane Bambou ?
A Moscou ou à Tombouctou ?
En Anjou ou dans le Poitou ?
Au Pérou ou chez les Mandchous ?

Hou ! Hou !
Pas du tout c’était chez les fous !



FIN DE LA PREMIERE PARTIE

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