« Brisé les rêves, tari la sève… »*


Je suis vice-présidente du Jardin partagé Truillot depuis plus de trois ans. Avec cette association, j'ai fait mille choses : elle a été une bonne part de ma vie sociale et la moitié de mon temps créatif, tant j'ai imaginé d'affiches, de petits dessins, de créations de rue, etc. Avec elle, nous avons expérimenté une autre façon de vivre en ville et nous étions fiers de nos réussites… Alors que nous espérions profiter d'une possible fin de crise sanitaire, nous voici accusés de tous les maux sous le #saccageparis et sanctionnés par la Mairie du XIe. C'est injuste et douloureux, et j'avais besoin, pour une fois, de raconter ça avec des mots…



 

C’est vrai qu’ici, c’est un quartier de bobos. C’est vrai aussi que j’en suis, moi, de cette catégorie sociale estampillée “hors-sol”. Alors, comme pas mal d’entre nous, les bobos, j’ai un peu de temps libre. Je pourrais le passer à prendre des clichés des détritus au pied des arbres, je pourrais traquer avec mon Iphone les rongeurs entre les troncs ténus des arbustes. Je pourrais parcourir ma ville pour aller claquer ma prétendue tune en pizza hors de prix et en talons vertigineux. Je pourrais. J’aurais pu. J’ai même failli pratiquer…

 

Mais jamais je n’ai voulu m’enfermer dans cette soit-disant élite, jamais je n’ai accepté l’entre-soi. C’est justement pour ça que j’ai pris racine dans ce quartier et que j’y ai élevé mes enfants. Pour ça aussi que je donne un temps fou à ce jardin partagé “qui prend soin des autres” et de la terre.

 

Parce qu’ici, dans ce XIe que j’adore, nous autres bobos ne pouvons pas être tout à fait “hors- sol”. Pas question de mettre la misère sous le tapis, parce qu’elle est obligée d’être dans nos parcs et de s’assoir sur nos bancs. Ici, nos voisins ne sont pas tous propriétaires d’appartements spacieux et de rez-de-chaussée fleuris dans un ancien passage industriel. Beaucoup vivent dans des petits appartements d’immeubles miteux, d’autres dans des hôtels insalubres plein de rats et de cafards où la promiscuité fait loi, d’autres encore dehors, ou sous une tente, pour les mieux lotis. Il y a aussi ces femmes très âgées qui ne sont jamais parties d’ici et qui viennent écarquiller leurs orteils sur un banc aux premiers beaux jours, ces hommes voûtés qui s’appuient sur un bac haut pour surveiller les fraises, ces gosses qui cavalent après une balle et filent comme des trombes en trottinette.

Ici, c’est vivant. Ici, le monde est contrasté. Ici, la société est bigarrée. Ici, il y a plein de gosses et plein de vieux fatigués ou en pleine forme. Ici, c’est la mixité sociale et si on prend la peine de s’y plonger, c’est une richesse inouïe.

 

C’est cela que m’a donné le Jardin partagé Truillot, cette immense richesse : connaître les prénoms de ceux que la détresse et la misère clouent sur les bancs de Tibhirine, parce qu’ensemble on a construit une jardinière ; les entendre prendre des nouvelles de ma famille quand hier ils m’inquiétaient ; offrir un plat aux familles confinées dans 9m2 parce qu’elles avaient faim ; faire découvrir la nature, la poésie et la peinture aux enfants comme aux grands ; apprendre des pays en écoutant des souvenirs de plantes, croquer un radis tout frais, tout juste débarrassé de sa terre et en offrir aux gars ; danser sous un soleil torride et lire un conte en plein air, par moins 7°C, à des enfants emmitouflés ; toucher du doigt la complexité administrative qui est le quotidien des pauvres ; comprendre le besoin d’ivresse quand c’est l’unique échappatoire; admirer des gens qui me sont autres - voire contraires - ; savourer les coccinelles, les abeilles, les cloportes et l’odeur du compost. Oui, même l’odeur du compost. L’argent n’a pas d’odeur, la terre si ! 

 

Et puis, ces images-là : 

• un quintet de moineaux batifolant dans une barquette d’eau déposée pour eux par Demba dans la lumière d’un soir de grande sécheresse,

• une fillette jouant avec un garage multicolore sous un ciel gris de décembre et une pile de sacs-à-dos colorés parce que c’est Noël solidaire,

• des gosses assis sur un drap fleuri (celui de ma chambre d’enfant…), en pleine pelouse, et qui écrivent le nom des plantes semées sur la parcelle toute proche,

• des photos de coccinelles, d’abeilles, de fleurs, de courgettes, de radis, de potimarrons, etc. sur fond d’église Saint-Ambroise,

• une foule qui vibre au son d’une batucada et l’église éclairée sur ma gauche,

• L'immense visage de Jean Zay dessiné sur un mur, et sa fille très émue.

 


Quatre années à vivre ensemble en ville, au rythme des saisons. Et applaudis alors, cités en exemple… 

Puis le confinement est venu et les jardins publics ont été interdits…

 

Quand les confinés au vert sont rentrés à la ville et les autres sortis, ils en sont restés ahuris : tout dans le parc avait été délaissé et tout avait vieilli, à commencer par les femmes et les hommes qui étaient restés confinés là. Ils étaient dévastés, plus appauvris encore, laminés par l’entre soi et le manque de tout. Les bacs étaient délabrés et les semis n’avaient pas été faits. Les rats s’étaient installés dans cette misère, aidés en cela par l’indispensable distribution de repas qu’offrait l’église. Souvenez-vous, nous sortions d’une « guerre », et le jardin des moines de Tibhirine en portait les stigmates. Quand on est sortis, la composition du Conseil municipal avait un peu changé et nous sommes partis en vacances.

 

À notre retour, nous étions accusés des saccages et de la saleté. 

 

Mercredi après-midi, comme nous le faisons toutes les semaines après avoir réparé des bacs joliment fleuris, je débarrassais les mégots et les déchets que la Mairie ne ramasse pas dans le Jardin des moines de Tibhirine.

Aujourd’hui, je suis écœurée. 

 

Il y a peu, la ville a demandé aux Parisiens de végétaliser les trottoirs en leur faisant croire qu’on leur offrait un petit lopin de terre parce qu’ainsi ils contribueraient à la biodiversité de leur ville tout en s’amusant. 

Ce qu’elle n’a pas dit, c’est que chacun de ces petits lopins – pieds d’arbre ou jardins partagés - quoique demeurant dans l’espace public et devant rester accessibles, ne seraient plus nettoyés par les services de propreté de la ville… 

 

Maintenant que démarre la campagne des Régionales, on sait bien dans les états-majors que cette histoire de propreté, c’est un peu comme la sécurité : le truc qui peut faire perdre ou gagner une bataille politique locale. Alors, aujourd’hui, après avoir reporté sur les habitants des missions qui pourtant incombent à la ville – assurer un environnement agréable, propre et respirable – les prétendants à un trône ont beau jeu d’accuser ces mêmes habitants, un peu naïfs, de la saleté d’une ville abandonnée à ses trottoirs.

 

Triste façon de commencer le monde d’après.


Installation ©Arysque dans le Jardin partagé Truillot, jardin des moines de Tibhirine, 75011 PARIS, à l'occasion du Génie en liberté, septembre 2020

 


 * Titre repris des paroles de Qu'est-ce qu'on attend de NTM 

 

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