Un siècle en Centrafrique - 1 -
Un siècle en Centrafrique - fresque-collage murale - travail en cours (étape 1).
Voilà.
J'ai commencé sur le mur de mon atelier, une fresque consacrée à la Centrafrique (ici à la fin de la première étape où je n'évoquais que la période coloniale). Etrangeté du hasard qui m'a faite replonger dans mon mémoire de maîtrise où j'avais évoqué les razzias dans l'ex-Oubangui-Chari. Nous étions alors dans les années 20. L'esclavage était officiellement aboli depuis quelques décennies mais le travail avait été décrété obligatoire dans les colonies. Une aubaine pour la compagnie des Batignolles à laquelle allait être confiée la construction de la ligne de chemin de fer reliant le Congo à l'Océan.
On peut objecter que c'est de l'histoire ancienne.
J'ai commencé sur le mur de mon atelier, une fresque consacrée à la Centrafrique (ici à la fin de la première étape où je n'évoquais que la période coloniale). Etrangeté du hasard qui m'a faite replonger dans mon mémoire de maîtrise où j'avais évoqué les razzias dans l'ex-Oubangui-Chari. Nous étions alors dans les années 20. L'esclavage était officiellement aboli depuis quelques décennies mais le travail avait été décrété obligatoire dans les colonies. Une aubaine pour la compagnie des Batignolles à laquelle allait être confiée la construction de la ligne de chemin de fer reliant le Congo à l'Océan.
On peut objecter que c'est de l'histoire ancienne.
Je crois moi que l'histoire n'a pas d'âge. Elle est le sol sur lequel on se construit, le ferment de la conscience collective. Le colonialisme n'a pas été un accident de l'histoire et nous avons le devoir d'aider les Centrafricains sans contrepartie.
Mais je préfère me taire et laisser parler Albert Londres, qui, le premier, dénonça les crimes commis là-bas, au profit de compagnies françaises privées, sous couvert de "mission civilisatrice". Ce texte est extrait de l'incontournable Terre d'ébène publié en 1928. C'est peut-être trop long pour une lecture à l'écran. Mais je crois que cela vaut très largement la peine. Ce texte est reproduit intégralement sur la fresque de mon atelier. Il est accompagné de quelques extraits du Voyage au Congo d'André Gide.
XXVII. Le Drame du Congo Océan
Nous y voici. A force d’avancer,
l’Afrique a changé de nom. L’équateur est franchi. Ce n’est plus l’AOF, mais
l’AEF. La nuit tombante nous voit débarquer à Pointe Noire. C’est le Congo.
Cette ville future devrait
s’appeler Pointe-Silence !
Le wharf finit dans la brousse. Des
herbes vous montent jusqu’à la poitrine et l’on va, cherchant un sentier qui,
dit-on, existe.
Pointe-Noire n’est pas encore
ouvert au public. Les voyageurs pour le Congo ne descendent pas là. Ils continuent
sur le bateau jusqu’à Matadi, chez les Belges, qui, eux, ont fait un chemin de
fer. Les Français, à travers le territoire de nos amis, gagneront le Congo
français.
Pointe-Noire sera notre port de
demain.
Demain, cinq cent deux kilomètres
de voies ferrées relieront Brazzaville, notre capitale, à Pointe-Noire, notre
débouché.
Demain !
Mais aujourd’hui ?
Aujourd’hui, il faut parler. La
France a le droit de savoir. Un drame se joue ici. Il a pour titre Congo-Océan.
Après des années de long sommeil, l’Afrique
équatoriale française entendit un homme lui crier :
« debout ! » Cet homme s’appelait Victor Augagneur. Ayant
constaté que notre empire se mourait, étouffé, le proconsul décida de trancher
la gorge de l’Afrique, de Brazzaville à Pointe-Noire, pour lui passer le chemin
de fer libérateur.
M. Victor Augagneur n’eut que le
temps de dire et non celui d’agir. Il revint en France.
M. Antonetti lui succéda. Le
nouveau proconsul ausculta le malade. Ayant jugé l’intervention indispensable,
il releva ses manches et commença.
De quelle sorte d’homme était M.
Antonetti ? De la meilleure. Vif d’intelligence, rapide en décisions,
stimulé et non pas écrasé par la grandeur d’une tâche. Il arrivait précédé et
suivi de sa réussite en Côte-d’Ivoire où, bâtisseur d’Abidjan, perceur de
forêts, il avait, contre la nature, ouvert un pays à l’activité des blancs.
Pour réveiller le palais de la Belle au bois dormant, pouvait-on choisir plus
fringant chevalier ? Je ne dis pas cela pour faire plaisir à M. Antonetti.
Le plus grand plaisir qu’on
pourrait lui faire serait de le laisser en paix. Mais son cas illustre le
drame. On va le voir.
Il est peu d’écrire que l’Afrique
équatoriale dormait. Elle ronflait. C’était un concert général de gorges et de
narines ! La France était si loin que ses enfants pouvaient s’en payer
sans crainte de la réveiller. Ce n’était pas une paix armée, mais une paix
sonnante. On entendait du bruit, sans voir aucune agitation. C’était le grand
tam-tam des sommeilleux.
M. Antonetti, reprenant le cri de
M. Augagneur, lança : « Debout ! »
Alors chacun remua un membre, se
frotta les yeux et, dans un demi-sommeil, se leva.
-
On va faire le chemin de fer, continua M. Antonetti.
M’avez-vous bien compris ?
Tout le monde dormant à moitié,
personne n’avait compris.
Voyant cependant ses collaborateurs
sur leurs pieds, M. Antonetti commanda : « En route ! »
Ce furent des somnambules qui
obéirent !
L’Afrique équatoriale est comme une
maison dépourvue de tout, qui n’aurait que ses murs et rien à l’intérieur, ni
mobilier, ni eau, ni gaz, quelques vieilles chaises cassées seulement. Quand
une maison doit devenir utile, on la meuble. On n’équipa pas le pays.
Imaginez-vous que M. Antonetti ait dit : « Il faut faire du
pain ! » et que les boulangers, n’ayant pas de farine et pour avoir
l’air d’obéir, se soient mis à brasser dans le vide ! Pour amener la
main-d’œuvre jusqu’à Brazzaville, la seule voie étant d’eau, il eût fallu des
bateaux. Pas de bateaux ! de Brazzaville à la tête du chantier, on aurait
dû commencer par tracer la route ! Au début, pas de route ! C’était
une veine ! Du moment que la route était absente, les camions devenaient
inutiles ! Quant aux nègres, on oublia que ces gens avaient un estomac,
quel estomac même ! Pas de dépôt de vivres ! Qu’ils avaient aussi des
bronches et que la bronchite guette toujours d’un œil attentif les hommes nus.
Pas de couvertures !
M. Antonetti fit remarquer l’état
des lieux. Les gérants s’étonnèrent d’une semblable naïveté et répondirent,
avec l’assurance que vous donne une vie jusqu’ici tranquille, que tout était
bien pour la clientèle.
On attaqua.
Un contrat fut passé avec une
compagnie de travaux publics. On lui donnerait huit mille hommes, elle
assurerait l’entreprise. Cette compagnie s’appelait les Batignolles.
Du Congo à la Sanga, de la Sanga au
Chari on se serait cru dès lors entre la place Clichy et la place
Villiers : on n’entendait plus parler que des Batignolles !
Au Moyen Logone, au Moyen Chari, au
Dar el Koutti, dans la Haute-Katto, au Bas-Bornou , du Gribingui à
l’Oubangui, au Pool, le nom si parisien tomba et rebondit.
Des Bakotas, des Bayas, des
Linfondos, des Saras, des Bandas, des Lisongos, des Mabakas, des Zindès, des
Loangos furent arrachés à leur contemplation et envoyés « au
Batignolles » !…
C’était un voyage fort excentrique.
Les recrutés embarquaient sur des chalands, contemporains de notre conquête.
Dans ce pays, les chalands n’étant point faits pour le transport des hommes
mais pour celui des marchandises, avaient le dos rond. Trois cents par trois
cents, quatre cents par quatre cents, on entassait la cargaison humaine dessous
et dessus. Les voyageurs de l’intérieur étouffaient, ceux du plein air ne
pouvaient se tenir ni debout ni assis. De plus, n’ayant pas les pieds prenants,
chaque jour — et la descente jusqu’à Brazzaville durait de quinze à vingt jours
— il en glissait un ou deux dans le Chari, dans la Sanga ou dans le Congo. Le
chaland continuait. S’il eut fallu repêcher tous les noyés !… Le chaland
abordait-il ? Les branches des palétuviers fauchaient au passage les plus
hauts perchés. Pas un abri. Quinze jours sur un toit rond. Le soleil, la pluie.
Et comme la vapeur chauffait au bois, les escarbilles, traitement préventif,
leur faisant sur la peau de salutaires pointes de feu !
Et c’était Brazzaville. Sur trois
cents, il en arrivait deux cent soixante, parfois deux cent
quatre-vingts ! Là ? Eh bien ! Ils restaient sur la berge !
On n’avait pas encore prévu de camp. On pensait bien à cela en ce moment !
Les sommeilleux piqués par Antonetti étaient trop occupés à se frotter les
yeux. Tout participait encore de la confusion des songes.
Les survivants reformaient le
troupeau. La course à pied allait commencer. On avait choisi les plus beaux
hommes, au début. La bête était bonne et ne flanchait qu’à la dernière minute.
Et les capitas, sans trop grand danger, pouvaient éprouver la solidité des
peaux. Quant à celle des pieds, personne n’en doutait.
Ne pouvait-on procéder d’une autre
manière ? Si. La sagesse, la juste compréhension de l’effort à fournir
eussent commandé de mettre ces hommes sur le chemin de fer belge, ensuite,
arrivés à Matadi, sur un bateau français, moyen qui les eût, en trois jours,
amenés « aux Batignolles », c’est-à-dire à Pointe-Noire, bout de la
« machine ». Non ! Ils
iraient à pied ! On ne comptait qu’avec le temps et non avec la vie.
Trente jours de plus n’étaient peut-être pas une affaire, mais sur deux cent
soixante hommes, soixante de moins auraient dû en paraître une.
Et le troupeau prenait la brousse,
traversait les marigots, gagnait le Mayombe, forêt cruelle. Les vivres
précédaient-ils les voyageurs ? Une fois sur deux. Les
suivaient-ils ? Pas davantage ! En tous cas, s’ils les suivaient, ils
ne les rattrapaient jamais ! Les convois attendaient en vain le mil et le
poisson salé. Trouvaient-ils parfois des magasins de vivres ? Le gardien
n’avait pas le droit de leur donner à manger, le règlement de marche n’ayant
pas prévu que les travailleurs dussent avoir faim à cette étape.
« Faim ! Faim ! » ce mot tragique montait tout le long de
la route. En quittant Brazzaville, chaque homme avait bien touché dix francs.
Avec ces dix francs, l’Administration estimait qu’il pouvait marcher des jours
sans avoir faim ! Pauvres Saras ! A la sortie de la capitale, un
avisé marchand leur avait échangé le billet contre un peigne de fer !
Savaient-ils, eux qui ne savaient rien, qu’ils ne seraient pas nourris le
lendemain ? Or le nègre ne mange pas encore le fer ! Aussi était-ce
un surprenant spectacle. Sur dix kilomètres, le convoi n’était plus qu’un long
serpent blessé, perdant ses anneaux. Bayas écroulés, Zindés se traînant sur un
pied, et capitas les rameutant à la chicotte.
Il en arrivait tout de même !
J’ai vu construire des chemins de
fer ; on rencontrait du matériel sur les chantiers. Ici, que du
nègre ! Le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue ; pourquoi
pas l’explosif aussi ?
Pour porter les barils de ciment de
cent trois kilos, « les Batignolles » n’avaient pour tout matériel
qu’un bâton et la tête des deux nègres ! Cependant, j’ai découvert sur ces
chantiers modernes d’importants instruments : le marteau et la barre à
mine, par exemple. Dans le Mayombe, nous perçons les tunnels avec un marteau et
une barre à mine !
Epuisés, maltraités par les
capitas, loin de toute surveillance européenne, (monsieur le ministre des
Colonies, j’ai pris à votre intention quelques photographies, vous ne les
trouverez pas dans les films de propagande), blessés, amaigris, désolés, les
nègres mouraient en masse.
Au Moyen Logone, au Moyen Chari, Au
Dar el Koutti, dans la Haute-Katto, au Bas-Bornou, dans les régions du
Gribingui, d’Ouaka, d’Ouham, dans la Haute-Sanga, dans le Bas-Bangui, dans la
N’Goko Sanga, de l’Oubangui au Pool, maris, frères, fils ne revenaient pas.
C’était la grande fonte des
nègres !
Les huit mille hommes promis
« aux Batignolles » ne furent bientôt plus que cinq mille, puis
quatre mille, puis deux mille. Puis dix-sept cents ! Il fallut remplacer
les morts, recruter derechef. A ce moment, que se passa-t-il ?
Ceci : dès qu’un blanc se
mettait en route, un même cri se répandait : « La machine ! » Tous les nègres savaient que le blanc venait
chercher des hommes pour le chemin de fer ; ils fuyaient. « Vous-mêmes, disaient-ils aux
missionnaires, vous nous avez appris qu’il ne fallait pas nous suicider. Or
aller à la machine c’est courir à
la mort. » Ils gagnaient les bois, les bords du Tchad, le Congo belge,
l’Angola. Là où jadis habitaient des hommes, nos recruteurs ne trouvaient plus
que des chimpanzés. Pour l’honneur de la race humaine, pouvait-on construire le
Congo-Océan avec des chimpanzés ? Nous nous mettions à la poursuite des
fugitifs. Nos tirailleurs les attrapaient
au vol, au lasso, comme ils pouvaient ! Il les canguaient, ainsi
que l’on dit ici. On en arriva aux représailles. Des villages entiers furent punis. Quelques-uns cependant échappèrent à ces rigueurs,
des commandants blancs de ces régions ayant épousé la cause de ces noirs contre
les blancs de Brazzaville ! Une autre fois, un chef noir se pendait plutôt
que d’obéir à l’ordre de recruter pour la machine. Enfin, pour masquer le dépeuplement, on parla de
rectifier la frontière de l’Oubangui-Chari !
Le matériel humain recruté dans ces
conditions n’était plus de première qualité. Comme les moyens de transport et
de ravitaillement n’avaient pas été améliorés, le déchet augmenta. Les chalands
auraient pu s’appeler des corbillards et les chantiers des fosses communes. Le
détachement de Gribingui perdait soixante-quinze pour cent de son effectif.
Celui de la Likouala-Mossaka, comprenant mille deux cent cinquante hommes, n’en
vit revenir que quatre cent vingt-neuf. D’Ouesso, sur la Sanga, cent
soixante-quatorze hommes furent mis en route. Quatre-vingt arrivèrent à
Brazzaville, soixante-neuf sur le chantier. Trois mois après, il en restait
trente-six.
Pour les autres convois, la
mortalité était dans ces proportions.
« Il faut accepter le
sacrifice de six à huit mille hommes, disait M. Antonetti, ou renoncer au
chemin de fer. »
Le sacrifice fut plus considérable.
A ce jour cependant, il ne dépasse
pas dix-sept mille. Et il ne nous reste plus que trois cents kilomètres de
voies ferrées à construire !
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